UN PROPHÈTE
John Truby a vu le film et nous en parle ici – 8 juin 2010

un_propheteUn prophète, film français nominé à l’Oscar du meilleur film étranger cette année, marque, me semble-t-il, une étape importante dans l’histoire du cinéma français et de l’industrie du cinéma. C’est un film qui appartient au genre de l’épopée policière, mais où l’histoire n’est pas racontée de haut en bas comme dans la plupart des épopées qui donnent cette impression de « films à grand spectacle ». Ici, l’histoire est racontée de bas en haut, ce qui accroît son pouvoir et lui permet de devenir intensément réaliste. Ceci a non seulement pour conséquence de donner un excellent film, mais aussi de marquer un mouvement notable pour le cinéma français qui vient ici concurrencer directement les États-Unis sur le terrain des films de genre.

L’élément clef qui permet de raconter une histoire à l’attraituniversel est le genre. Etranglés par la théorie du cinéma d’auteur, certains scénaristes et scénaristes-réalisateurs français ont dédaigné la narration de genre, considérée comme une matière américaine prévisible ne s’adressant qu’au plus bas dénominateur commun. Refusant de tourner des films français au style américain, ils ont travaillé aux marges du genre si bien que leurs films n’ont été ni de bon films de genre, ni de bons films d’art et d’essai.

Avec Un prophète, les scénaristes Thomas Bidegain, Jacques Audiard, Abdel Raouf Dafri et Nicolas Peufaillit ont trouvé un moyen de dépasser cette fausse distinction entre cinéma de genre et cinéma d’art et d’essai, et ont ainsi réalisé un film de genre qui est en soi une véritable œuvre d’art. Ils ont trouvé une stratégie qui leur a permis de s’inspirer du meilleur de la tradition cinématographique française tout en injectant les éléments de genre qui constituent la norme mondiale de la narration populaire.

Cette stratégie relève de ce que j’appelle dans mes 22 étapes de la structure narrative et mes cours sur le genre, la « transcendance du genre ». Elle consiste à déformer tous les temps forts d’une forme spécifique et à ajouter des éléments de dramaturgie pour que l’histoire se démarque de toutes les autres histoires de son type.

Pour comprendre comment fonctionne ce scénario élaboré, nous devons nous concentrer sur les genres sur lesquels se fonde l’histoire. La notion de genre n’est pas une formule magique pour l’écriture. Chaque genre est un univers bien délimité exprimé à travers une forme de récit bien délimitée.

Bien que situé dans une prison, Un prophète est une histoire de gangsters – une sous-catégorie du genre policier. Cette histoire, comme toutes les histoires de gangsters, traite de la réussite dans le monde moderne, de ce que les Américains aiment résumer par l’expression « le rêve américain », et de la façon dont ce rêve a été corrompu, passant de l’idée originelle de la réussite comme un épanouissement spirituel à celle de la réussite comme un enrichissement d’abord matériel.

Ces scénaristes connaissent la forme du film de gangsters sur le bout des doigts et s’inspirent de classiques tels que Le Parrain (l’un des prisonniers mafieux se nomme même Corleoni), Les Affranchis, et même le film de gangsters-western Pour une poignée de dollars. Connaître les temps forts d’un genre est la première étape du processus qui permet d’écrire un bon scénario, car l’industrie mondiale du divertissement est entièrement fondée sur la répétition de formes d’histoires populaires.

Tout comme dans ces films de gangsters classiques, Malik, le héros d’Un prophète, doit gravir les échelons de l’organisation et utiliser des méthodes illégales et immorales pour réussir. Au début de l’histoire, c’est un jeune homme de 19 ans illettré et sans famille. Il part du stade le plus bas qui puisse exister. Les scénaristes décrivent ensuite son ascension, et ils excellent dans la description des épreuves, plus difficiles les unes que les autres, qu’il doit traverser. Cette technique de l’épreuve impossible fonctionne avec n’importe quel genre, car elle permet de faire peser une pression maximale sur le héros pendant le difficile milieu de l’histoire, là où 90 % des scripts connaissent des problèmes.

La seconde étape dans l’écriture d’un bon scénario destiné au marché international est la déformation des temps forts du genre et l’ajout d’éléments d’ordre dramaturgiques. Audiard a déclaré : « J’aime la stylisation du film de genre. C’est un moyen d’accélérer la connivence avec le spectateur. Voilà le gentil, voilà le méchant. Mais une fois que le spectateur est à bord, c’est au cinéaste de se montrer plus subtil et de dépasser les confins du genre. »

Pour dépasser les confins du genre, les scénaristes d’Un prophète ont utilisé de nombreuses techniques élaborées appartenant à la forme que j’appelle Masterpiece. Comme dans tous les films appartenant au genre Masterpiece, Malik est piégé par un système. Mais quand ce jeune héros naïf débute l’histoire en entrant en prison, lui et le public n’ont qu’un tout petit aperçu de ce que système asservissant est en réalité. À l’instar de Buenasera dans la scène d’ouverture du Parrain, Malik, soumis à une pression extrême, doit reconstituer la hiérarchie de ce système pour réussir à s’y intégrer avant que ce système ne le tue.

Un prophète tend également à déformer les temps forts propres aux films de gangsters et au genre Masterpiece, dans la façon dont le héros grandit. Le héros, qui commence l’histoire en qualité de jeune innocent de 19 ans, est une page blanche. En prison, il apprend les bases du crime mais il apprend aussi à lire, à comprendre l’économie. À la fin de l’histoire, Malik ne s’est pas contenté de vivre la simple transformation par laquelle passent les héros de la plupart des histoires. Il a suivi un complexe trajet d’apprentissage sur de nombreux plans : les affaires, la religion, la personnalité, le crime ou encore la famille.

La trame narrative de ce script est assez élaborée. La technique que les scénaristes ont principalement utilisée pour créer cette intrigue si complexe est liée à l’une des sept étapes majeures de la structure narrative : le désir (voir les 22 étapes clefs de la structure narrative). Pour formuler les choses simplement, on peut dire que Malik passe du statut de héros passif doté d’un désir faible à celui de héros actif doté d’un désir fort.

Vous serez peut-être surpris d’apprendre que c’est cette même stratégie qu’ont utilisée les scénaristes Laurent Cantet, Robin Campillo et François Bégaudeau pour le film adapté d’une histoire vraie Entre les murs (voir mon analyse structurelle d’Entre les murs). C’est une stratégie qui peut fonctionner avec n’importe lequel des principaux genres, mais qui est très difficile à réussir.

Commencer l’histoire avec un désir faible est généralement une idée risquée, car celle-ci a tendance à s’effondrer sans ligne narrative. Ici, le désir initial faible d’Un prophète et d’Entre les murs n’est en aucun cas dû à l’ignorance des scénaristes, qui n’auraient pas su donner à leurs héros un désir fort. Les scénaristes ont volontairement privé leurs héros de désirs forts afin de pouvoir intensifier le réalisme autour de la condition du héros. Au début de l’histoire, Malik est un marginal illettré de 19 ans qui entre en prison pour purger une peine de six ans. Son seul but est de survivre et il ne sait même pas comment y parvenir. Les premières scènes sont dures et violentes, et l’intrigue se noue en forçant le spectateur à se plonger, tout comme le héros, dans l’horreur de cette expérience.

Une fois ces bases établies, la seconde partie de la stratégie consiste à donner au héros un désir plus fort et de mieux en mieux défini, à mesure que l’histoire progresse. Vous remarquerez que cette technique permet aux scénaristes d’exprimer le thème central du film non seulement dans son contenu – Malik devenant de plus en plus puissant – mais aussi par le biais de la forme et de la structure narrative – un personnage qui est plus conscient, concentré et motivé. Cette technique a un effet puissant sur le spectateur car elle agit sur lui sans se voir, sous la surface.

Je veux une fois de plus attirer l’attention des scénaristes sur le fait que cette stratégie est assez risquée. En privant le héros d’objectif pendant trop longtemps, on perd le public, et c’est ensuite difficile de le regagner. Pourtant, si vous parvenez à tisser l’intrigue correctement, le public aura sa part du gâteau. Il ressentira cette impression de réalisme que seul le média cinéma est à même de procurer. Il connaîtra la satisfaction de voir un personnage principal qui construit progressivement un désir plus fort.

C’est ce désir croissant qui rend la complexité de l’intrigue possible, dans la mesure où il devient littéralement l’épine dorsale à partir de laquelle toute la complexité va se tisser. À mesure que l’objectif du héros se renforce, les scénaristes ajoutent davantage d’intrigues, à l’extérieur et à l’intérieur de la prison. De cette page blanche innocente qu’est le héros – à partir duquel il semble impossible de bâtir une intrigue –, vont se développer toutes les ramifications de l’histoire, jusqu’à ce que tout soit connecté et que le système soit mis à nu dans sa terrible logique.

Le script d’Un prophète mérite d’être attentivement étudié par toute personne désireuse d’écrire des scénarios destinés à l’industrie mondiale, et en particulier par les scénaristes et les réalisateurs français. Je pense qu’il s’agit d’une étape déterminante dans l’histoire du cinéma français. Ce film semble en effet avoir affranchi le cinéma français des chaînes de la théorie du cinéma d’auteur qui l’a parfois enfermé. Les scénaristes d’Un prophète on planté un drapeau qui dit : « Nous, scénaristes et réalisateurs français, sommes entrés dans l’arène du cinéma de genre, et nous comptons bien gagner ».

© John Truby – Juin 2010
Traduction de Muriel Levet